LE PITCH Les auteurs de 2020 n’ont rien inventé avec leurs cahiers de confinement plus ou moins chics. Pandémies, pestes et choléras ont déjà leurs œuvres majeures dans les bonnes bibliothèques. Petit voyage culturel pour avancer masqué ! De Sophocle à Philip Roth en passant par Boccace, Giono ou Bazin.
Cinq siècles avant J.-C., Sophocle écrivait Œdipe roi. « Un savant mélange entre mythologie grecque et littérature », me disait jadis Georges Pot, helléniste et érudit d’un autre temps. Il est vrai que la peste – ici une authentique métaphore de la violence sociale – qui frappe alors Thèbes constitue pour le héros un facteur déclenchant de son destin. Pour purifier le sol natal, l’oracle de Delphes ordonne en effet de « ne pas nourrir l’inguérissable », d’expulser des murs de la cité l’assassin du roi Laïos. Et le coupable, c’est bien évidemment Œdipe, ce bras armé et souillé qui a tué le souverain, son père biologique.
Cette épidémie mythique, il en question bien plus tard, au XVIIe, chez Monsieur de La Fontaine, Jean de son prénom, avec son cultissime Les Animaux malades de la peste. Chez le fabuliste, la peste devient l’allégorie d’un monde politique corrompu et de la danse des faux-culs autour du roi. La victime – ne le sommes-nous pas tous après tout ? – n’est autre que l’âne, misérable créature de cour qui allie honnêteté, franchise et naïveté.
À la fin du Moyen Âge, c’est toujours le même bacille qui ravage un monde qui vacille. Il vient – déjà – de Chine et d’Asie et se répand sous le nom de « mort noire ».
À la fin du Moyen Âge, c’est encore et toujours le même bacille qui ravage un monde qui vacille. Il vient – déjà – de Chine et d’Asie et se répand sous le nom de « mort noire », fauchant sans doute quelque 30 millions de personnes entre 1347 et 1351, à la veille du grand schisme religieux qui ne fera qu’accroître les peurs et l’obscurantisme. Toutes les couches de la population sont frappées : il suffit de parcourir Le Décaméron de Boccace, histoires croisées de dix jeunes nobles florentins fuyant cette peste que l’auteur décrit avec force détails horrifiants. En peinture, on retrouve cette thématique et Boccace lui-même dans plusieurs évocations flamandes, et, au fil de sa propagation, sur des fresques d’abbayes, de cathédrales ou d’hospices français et espagnols (Séville, Ségovie, Grenade). La tradition des danses macabres, des flagellants anticléricaux comme des processions expiatoires date, elle aussi, de cette époque où les artistes aiment à faire dialoguer les papes, les puissants et la mort personnifiée par le squelette et la faucheuse. Et où la vox populi se cherche des boucs émissaires, tantôt lépreux, tantôt juif. En musique classique, Saint-Saëns composera dans cet esprit sa Danse macabre, poème symphonique pour voix et orchestre de 1873, un chef-d’œuvre au feu ardent et purificateur ( https://www.youtube.com/watch?v=YyknBTm_YyM ).
Entre rites païens et sacrifices rituels
Sur cet épisode terrible, on lira le captivant La Compagnie des menteurs de Karen Maitland (éd. Sonatine), entre rites païens, sacrifices rituels, panique généralisée, fuites pathétiques et meurtres mystérieux. Ou – tout aussi fantastique et brillant – Le rêve de Machiavel de Christophe Bataille (éd. Grasset), où le penseur, humaniste et dramaturge toscan est surpris par la peste dans une ville de Florence devenue son tombeau, et où l’on abandonne familles et enfants, brûlant sorcières et impies, violant et massacrant les femmes tentatrices. Un des plus beaux romans sur la maladie et le néant.
En remontant le fil de l’histoire, une autre épidémie a frappé les écrivains : la peste fin XVIIe, qu’on retrouve dans La Mort viennoise de Christiane Singer (éd. Livre de Poche), où les héros sombrent sous les coups d’Éros et Thanatos dans une formidable hystérie hallucinatoire et érotique. Un style, un sens du drame qui en font un livre indispensable. De la même trempe, 1666 de Geraldine Brooks (éd. 10-18) qui tourne le dos aux gens de cour pour raconter une héroïne ancillaire grâce à qui la raison triomphe sur les peurs avec une force qui ne dépareillerait point en pleine crise du Covid-19. À l’instar du Journal de l’année de la peste, de Daniel Defoe (éd. Gallimard), formidable description journalistique et clinique de l’épidémie.
Les grands écrivains du XXe ont beaucoup sacrifié à la mythologie de la pandémie. Je pense ici à Jack London, en 1912, avec son apocalyptique La peste écarlate, qu’il place en 2013 et au-delà, avec un sens consommé de la futurologie qui voit son héros tenter de survivre dans un monde inculte et prémonitoire où la brutalité écrase l’intelligence. Ou à Antonin Artaud, en 1938, dans Le Théâtre et la peste (in Le Théâtre et son double) qui décrit, lui aussi, comme Saint-Augustin, la peste comme une intervention salvatrice effaçant en nous nos repères inutiles et nos faiblesses. La rédemption par la maladie !
Une métaphore de l’horreur nazie
En 1947, comment ne pas évoquer La Peste d’Albert Camus, où la mort et les cadavres putrides racontent de manière à peine transposée l’horreur nazie, le courage et la lâcheté des hommes confrontés au pire ? Quatre ans plus tard, c’est Le hussard sur le toit, de Jean Giono (éd. Gallimard), qui met en scène le choléra cette fois, et un jeune colonel piémontais en fuite, accusé d’empoisonner les fontaines, contraint de se réfugier sur les toits provençaux de Manosque où il survit grâce à ses expéditions dans les maisons désertées en pleine épidémie. L’histoire aussi de son amour inévitable avec la sublime Pauline de Théus. Pour les amoureux du cinéma, le film éponyme de Jean-Paul Rappeneau (en 1995) – avec Olivier Martinez et une Juliette Binoche césarisée pour son rôle – est un incontournable du genre !
Je terminerai cette petite visite de ma bibliothèque personnelle avec mon très cher Gabriel Garcia Marquez qui disait : « j’ai toujours aimé les épidémies… » Le choléra dans L’Amour au temps du choléra (éd. Grasset, 1987), où la passion ronge le héros plus sûrement que la maladie. La peste dans La Mala Hora (éd. Grasset, 1962), où le sang, la violence et le désespoir se conjuguent pour nous offrir un roman d’une rare puissance. J’allais oublier le plus génial de ses livres, dévoré à plus de 30 millions d’exemplaires, Cent ans de solitude (éd. du Seuil, 1968). L’épidémie, ici, est celle de l’oubli et du triomphe vraisemblable de l’imaginaire et de l’amour sur la réalité et l’effroi qui paralysent les hommes. Le plus grand roman de l’histoire ?
Post-scriptum 1 : en relisant notre grande interview politiquement incorrecte de Didier Decoin (« La liberté de l’écrivain est clairement menacée », rubrique « Comme Larry King »), j’ai une étincelle à la mention d’Hervé Bazin. L’auteur de l’inoubliable Vipère au poing nous a en effet offert en 1994, chez Grasset, un dernier roman qui peut paraître aujourd’hui prophétique : Le Neuvième jour ! Autrement dit : ce moment où l’homme risque de s’autodétruire en voulant se substituer au créateur. La sur-grippe dont son personnage central cherche le vaccin a tout de notre coronavirus actuel. Un récit est à flux tendu, brillant, haletant, parfait pour votre prochaine commande de confinement.
Post-scriptum 2 : impossible de ne pas ajouter in extremis Némésis de l’immense Philip Roth (Gallimard 2012), et sa narration de l’épidémie de poliomyélite dans le district italien de Newark (banlieue de New York) à l’été 44, avec un héros marqué par la maladie et magistralement campé par Roth, qui s’interrogera sa vie durant sur le fait d’avoir propagé le virus en le fuyant par égoïsme.