Quand je ne suis pas occupé à lire des romans (plutôt bons, j’ai de la chance) pour alimenter cette chronique et, j’espère, vous donner envie de vider vos poches sur les comptoirs des librairies indépendantes afin d’enrichir les éditeurs du même métal (il faudra que je creuse un de ces quatre cette notion d’indépendance), je m’abrutis devant des films de qualité disons variable. Par exemple Triple 9, de John Hillcoat, déjà responsable de La Route (en 2009, que je n’ai pas vu, d’après McCarthy, immense auteur que j’ai la plus grande difficulté à lire, l’animal me tombe des mains) et Ghosts… of the Civil dead, en 1988, que je n’ai pas vu non plus mais que je mentionne ici parce que la BO, réalisée par Nick Cave et une paire de Bad Seeds (en l’occurrence Mick Harvey et Blixa Bargeld, du temps où il faisait les trois huit, se partageant, outre Nick Cave, entre Einstürzende Neubauten et son dealer d’héro), peu connue je crois, est une merveille que je recommande chaudement. On peut s’en faire une idée sur Youtube. Les amateurs d’atmosphères sombres se régaleront. Les morceaux mêlent musique d’ambiance et bouts de dialogues, c’est mixé à la manière d’un collage expérimental ou d’une radio déréglée, on se croirait parfois chez Coil, parfois chez Current 93 ; une pépite.
Forcément, quand je découvre que le père Hillcoat vient de tourner un film noir et que ma gueule de bois ne me permet pas de lire plus d’une ligne de texte par heure, je tente le coup, espérant passer un bon moment – et avec un peu de chance m’endormir heureux. Las ! Triple 9 est un film de gangster compliqué pour pas grand-chose, dans lequel tous les acteurs parlent comme s’ils fumaient quatre-vingt clopes par jour depuis l’âge de sept ans parce que ça fait plus viril, sauf Casey Affleck qui a avalé par erreur une bouteille d’hélium et Woody Harrelson qui planque des poulets rôtis dans ses bajoues (je ne vois que ça pour expliquer son étrange voix de fausset encombré). À part ça, les armes à feu disposent de caissons basse plus puissants que n’importe quel tecknival (ma gueule de bois ne s’est guère améliorée) et de temps à autres on soulève un sourcil paresseux devant un rebondissement débile. Nul.
Nul et surtout représentatif d’un certain courant du cinéma contemporain qui m’exaspère, sinon je n’en parlerai pas ici, incarné par exemple par le pénible Michael Mann et qui consiste à présenter les gangsters – et les flics aussi bien, puisque dans un monde sans point de vue toute individualité se vaut – comme les héros hors normes d’un destin exceptionnel. Quelle chiasse ! (What a chiasse, en VO)
(Les films de gangsters d’aujourd’hui) « exhibent leurs protagonistes comme des individus dirigés par leurs désirs et leurs pulsions, aussi ineptes et extérieurs au monde qui les entoure que John Wayne quand il flingue cent cinquante Apaches d’un seul coup de fusil, voulant prouver que les plus grosses couilles du Far-West, c’est lui. »
Christophe Siébert
Ado j’adorais les films de gangsters et trouve cons comme des chaises ceux qui sortent maintenant. J’ai longtemps cru devenir vieux et réac alors que non (enfin, si, mais c’est une autre histoire), ce sont les films qui le sont devenus. Au lieu de montrer le crime, sa répression et la violence inhérente aux rapports entre les deux comme des phénomènes sociaux soumis au mouvement de l’histoire (ce que même un objet comme L’Impasse, pourtant le portrait d’un homme seul perdu dans un monde qui le dépasse, n’omet pas), ils exhibent leurs protagonistes comme des individus dirigés par leurs désirs et leurs pulsions, aussi ineptes et extérieurs au monde qui les entoure que John Wayne quand il flingue cent cinquante Apaches d’un seul coup de fusil, voulant prouver que les plus grosses couilles du Far-West, c’est lui. À quoi bon ? À moins bien sûr d’aimer les basses surpuissantes – auquel cas, à chaque nouveau panpan, vous aurez comme moi envie de gober un ecstasy, ce qui n’est pas recommandé pour la gueule de bois.
Nancy Kress et Emmanuel Brault, heureusement, échappent à ce travers et utilisent la science-fiction pour explorer notre société, au lieu de se toucher le kiki (ou la zézette) sur le culte du Héros. Je ne goûte guère les aventures spatiales, pioupiou, tirs de blasters, aliens pittoresques et étonnants décors ; je préfère grandement la SF qui emprunte certaines de ses problématiques au roman noir ; celle qui s’intéresse davantage à l’évolution des sociétés, des comportements humains et de la politique qu’aux progrès des Ponts et Chaussées et de l’électroménager. Vous allez me dire que c’est la même chose, qu’un métro futuriste implique aussi un prolétaire futuriste, qu’une arme de poing formidablement avancée modifie ceux qui s’en servent. Vous avez raison. Mais je n’ai pas l’impression que Star Wars et la ribambelle de films et livres qui jouent sur ce terrain-ci creusent beaucoup ces pistes. Il n’y a quand même guère de rapports entre Georges Lucas et Georg Lukács, d’ailleurs même Wikipédia nous prévient de ne pas les confondre. C’est dire.
De Nancy Kress, je viens de lire avec un énorme plaisir Méfiez-vous du chien qui dort, paru en avril 2020 chez Hélios, la collection de poche d’ActuSF. Comme je suis inculte (vous aussi, sinon vous ne liriez pas mes chroniques, cessez donc de faire les malins), j’ignorais tout de cette auteure essentielle. J’ai appris entre-temps qu’il s’agissait tout simplement d’une des plus importantes auteures de la science-fiction américaine contemporaine et qu’elle a raflé pas moins de six Nebula et une paire de Hugo (soit les deux plus prestigieux prix décerné dans ce domaine), sans compter quelques autres mignardises. La dame, à soixante-douze ans, a écrit plus de trente bouquins et un énorme paquet de nouvelles et de novellas. Tout ça s’organise en plusieurs cycles semblant tourner autour des mêmes marottes – la génétique et l’intelligence artificielle, entre autres. De cet impressionnant continent, je n’ai pas l’impression que tant de choses que ça soient traduites dans notre langue. C’est en tout cas son quatrième livre chez ActuSF, merci à eux.
D’accord, mais de quoi est-il question dans ce fameux Chien qui dort – et dont il faut paraît-il se méfier ? La première nouvelle, construite comme un bref roman – la plus longue du recueil, celle qui lui donne son titre, et aussi la plus subtile, riche, profonde et sarcastique – donne le ton : dans un futur indéterminé mais pas trop lointain, nous suivons les tribulations de Carol-Ann, jeune fille plutôt futée dont la famille ne roule pas sur l’or. L’ambiance rappelle davantage Les Raisins de la colère qu’un space-opera clinquant et grandiose. Le futur est poussiéreux, crasseux et peuplé de péquenots ; il ressemble au midwest après une bonne vieille crise économique, sauf pour les Insomniaques, qui forment une caste à part et tirent profit de leurs dons pour devenir riches et puissants. C’est justement d’insomnie qu’il est question dans ce récit qui, bien que fonctionnant sur plusieurs principes hard-science, relève davantage d’anticipation sociale.
Le père de Carol-Ann achète à un scientifique douteux des chiens modifiés génétiquement pour ne jamais dormir, investissant les maigres économies familiales dans cette ultime tentative de se sortir de la mouise. Son but : les dresser pour qu’ils deviennent des chiens de garde à la vigilance jamais prise en défaut, et les vendre. Évidemment rien ne se passe comme prévu. Après un drame dont je vous tairai le détail mais qui fait voler la famille en morceaux, Carol-Ann se lance dans une quête aussi impérieuse que désespérée : comprendre ce qui a foiré, pourquoi, et faire payer les responsables. Ce qu’elle découvrira n’améliorera ni son humeur ni son moral, jusqu’à une magnifique catastrophe froide finale qui vous laissera, si comme moi vous aimez les anti-chutes, dans cet état d’hébétude inquiète qui est la marque de la grande littérature.
Ce recueil ne m’a pas seulement séduit par ses thèmes mais aussi par sa langue sobre et puissante, concrète, nourrie du coût des choses et de la réalité triviale du monde. D’une grande maîtrise dans son apparente simplicité, elle se place dans la lignée des grands réalistes et des pères fondateurs du roman noir, d’Hemingway à McCoy, permettant à l’auteure de manier ses personnages avec une grande finesse – le passage de l’adolescence à l’âge adulte, par exemple, a rarement été évoqué avec une telle réussite et une telle absence d’effets et d’emphase.
Autre point fort : le choix de montrer ces futurs à travers ceux qui, pour paraphraser les Gardiens de Moore et Gibbons, n’y voyagent pas en première classe mais plutôt sur un strapontin. Les accès à la technologie de pointe, à l’éducation, à la culture, à l’information sont autant de vecteurs d’inégalités. Ce que nous explique Nancy Kress, c’est que les rednecks des prochaines décennies seront de plus en plus largués et qu’au lieu de les considérer avec mépris on ferait mieux de se rappeler que leur situation ne résulte pas d’un manque d’intelligence de leur part mais d’une stratégie politique pensée et appliquée avec cynisme par des salopards.
« Méfiez-vous du chien qui dort est l’anti Black Mirror, cette série débile et moralisatrice qui nous explique que les téléphones portables c’est caca en perdant de vue que ce qui est caca, c’est une société qui rend possible l’exploitation d’esclaves et la destruction de la nature. »
Christophe Siébert
Au fond, Méfiez-vous du chien qui dort est l’anti Black Mirror, cette série débile et moralisatrice qui nous explique que les téléphones portables c’est caca en perdant de vue que ce qui est caca, c’est une société qui rend possible l’exploitation d’esclaves et la destruction de la nature afin de fabriquer des objets toujours plus beaux, fins, rapides et sophistiqués – pas l’usage qu’on fait de ces objets
« Je suis partie trois heures, errant dans les rues, plus ou moins sans but. Si seulement Bent me disait qui étaient les salauds qui avaient vendu les chiens insomniaques à Papa… Le flingue de Papa est l’une des rares choses qu’il n’ait pas vendues pour pouvoir s’acheter du whisky. Je le sais car je l’ai caché avant de partir, bien huilé, derrière ce qui servait d’enclos aux chiens. Les munitions ne coûtent pas si cher. Je peux les commander sur le Subnet. Aucune question ne vous est posée. Aucun fichier n’est tenu. (Véridique.)
Je pourrais reconnaître le savant d’Arrowgene n’importe où. Son apparence, sa voix, cette arrogance avec laquelle il traite les gens pauvres. Les savants ne sont pas des flics. Ils ne se baladent pas armés. Ils ne sont pas sur leurs gardes. Je ne sais pas bien tirer mais avec ce flingue, ce n’est pas grave. »
C’est en poche chez Hélios, 320 pages d’excellente littérature sous une couverture chic et sobre (un papier un peu trop blanc à mon goût, si vous lisez ce bouquin au matin après une nuit agitée, attendez-vous à avoir les yeux qui picotent parfois), ils vous en coûtera 7,90 euros et vous ne le regretterez pas.
Mu, avant de devenir une collection hébergée par les maintenant bien connues éditions Mnémos, existait sous la forme d’une petite maison indépendante dont la croissance rapide et heureuse a conduit son fondateur, Davy Athuil, à effectuer d’importants choix stratégiques : soit investir et s’endetter jusqu’à la fin de ses jours, soit rejoindre une structure plus grande, qui lui permettrait d’accéder à une meilleure diffusion en librairie tout en lui garantissant son indépendance. C’est ainsi que Mu est devenu un label chez Mnémos, annonçant au passage – ils ne sont pas les seuls – leur intention de briser les frontières entre littératures blanche et imaginaire : « Mu se positionne sur le rayon de littérature générale pour un public alerte, curieux, quelquefois inquiet des bouleversements en cours, qui cherche des histoires, des personnages, des critiques, des visions et des perspectives en réelle adéquation avec ce qui compose ses imaginaires et ses cultures. Dans un quotidien devenu anticipation permanente, Mu répond à la demande des lectrices et lecteurs baigné.e.s dans l’imaginaire sans en être des spécialistes, en recherche de nouveaux territoires littéraires », peut-on lire sur le (très beau) site du label.
Pour l’instant – mais l’affaire est toute jeune – l’indépendance semble réelle, aussi réjouissons-nous et découvrons le deuxième titre de son catalogue (dont le rythme de parution a été perturbé par le Covid, fatalement), paru en mars 2020 : l’intriguant Walter Kurtz était à pied, second roman sous influence parfois Fleuve Noir d’Emmanuel Brault, auteur chez Grasset d’un premier bouquin récompensé du prix Transfuge.
Il y a du Brussolo ou du Joël Houssin dans Walter Kurtz. Pas tellement dans la forme, plus travaillée (jusqu’au maniérisme parfois – ces subjonctifs passés à la syntaxe parfaite étaient-ils vraiment nécessaires ?), mais dans ce désir d’écrire un roman de SF imaginatif et distrayant, reposant sur des idées fortes, étayé par une histoire riche, nourri d’images puissantes et d’atmosphères parfois sombres, à la violence réaliste et sans complaisance.
Dans un futur là encore indéterminé (décidément), l’humanité se divise en deux castes : les « Roues » conduisent inlassablement – c’est la distance qu’ils parcourent chaque jour, exprimée en « k-plat », qui leur donne accès, via un système de points, à la nourriture, aux soins, aux hébergements sur les aires de repos, au carburant, aux réparations – et communiquent entre eux essentiellement au moyen de leur « port-vie », sorte de super-Twitter servant aussi de compte en banque et de document d’identité. Les « Pieds », perçus comme rétrogrades et primitifs, voire dangereux, vivent en hordes à l’écart des routes et subsistent comme ils peuvent, récupérant parfois les ordures des Roues pour se nourrir.
Voilà pour la base, que l’auteur va creuser dans de nombreuses directions parfois inattendues, dévoilant son monde au fur et à mesure que ses héros (un père, son aîné et sa cadette, dont les rapports de plus en plus conflictuels serviront de socle à l’histoire) vont en comprendre les mystères et les contradictions, pesant lourdement sur son devenir. Nous sommes dans cette tradition de l’anticipation épique et romanesque qui nous présente un monde en même temps que sa crise principale, à laquelle bien sûr les personnages principaux prennent part alors que rien de particulier ne les y destinait.
C’est échevelé et picaresque ; généreux, riche en rebondissements et bourré de détails marrants et de chouettes idées – ainsi, les modèles de voitures franchement anachroniques, puisqu’on croise une Peugeot 203, une Jaguar 420G (produite en 1961, me dit Google, moi je n’y connais rien) et même une mythique Facel-Vega ! Des rôlistes un minimum bricoleurs trouveront sans difficulté matière à tirer de cet ouvrage une campagne échevelée et pittoresque. Est-ce que le bouquin d’Emmanuel Brault dit quelque chose de nos sociétés, de nos travers et de nos névroses ? Je ne crois pas – rien de profondément original, en tout cas. Est-ce un défaut ? Je ne crois pas non plus. Ce roman de série B, qui se lit à cent à l’heure (je m’en serais voulu de pas la faire, celle-là), offre à son lecteur une histoire solide, un monde passionnant et des protagonistes attachants et tout sauf lisses. Vous, je ne sais pas, mais moi, ça suffit à mon bonheur.
À part ça, Mu a fait peau neuve en passant sous la houlette de Mnémos et il faut signaler que les couvertures sont magnifiques, non seulement celle de Walter Kurtz mais toutes celles que j’ai pu apercevoir en librairies, où elle se remarquent de loin (mention spéciale au visuel de Petit Blanc, de Nicolas Cartelet, dont je reparlerai bientôt). L’illustrateur, Kévin Deneufchatel, mérite de chaudes félicitations – et dans la foulée, notons que les livres se distinguent aussi par leur fabrication très soignée.
« Mon père conduisait à la vitesse de 800 k-plat/jour. Le vent soulevait la poussière d’une steppe de sable et d’herbe jaunâtre. Un arbre mort s’écroulait dans un fossé. La région Six était sèche, l’air se faisait rare lorsque nous sortions de l’habitacle le soir, après la route. Une Facel-Vega 6 de couleur taupe nous dépassa. C’était le dernier modèle de la marque française. La version cabriolet convenait mieux à ses lignes. Mon père la regarda s’éloigner. Il adorait les marques françaises jusqu’à l’idolâtrie, un vieux réflexe dont il n’arrivait pas à se débarrasser. Nous descendions d’une famille française. J’étais d’une autre génération : je me sentais Roues jusqu’au bout des ongles, le reste n’avait pas d’importance. Tout coulait autour de moi, comme les kilomètres de paysages qui défilaient derrière nos vitres. »
C’est publié en grand format et ces 245 pages vous coûteront 20 euros – un peu cher mais, je le répète, les bouquins sont beaux.