Je ne lis pas que des services de presse, figurez-vous. Il m’arrive aussi d’acheter des livres. Par exemple, le dernier Carrère. Bon, que dire ? Après un grand chelem difficile à contester (entre 1995 et 2014, six bouquins, six bombes), il reste le roi de la phrase faussement simple et d’une limpidité absolue. Mais il n’a plus rien à dire. Pourtant, il s’en passe, des trucs, dans son livre : Carrère fait du Yoga, Carrère perd un presque proche dans le massacre de la rédaction de « Charlie Hebdo », Carrère fait de la merde dans sa vie amoureuse, Carrère déprime grave, Carrère séjourne à Sainte-Anne, Carrère part en reportage en Irak, Carrère fait du bénévolat pour une ONG, Tintin, euh, non, pardon, Carrère rencontre une meuf et Carrère va mieux – ah, zut, j’ai spoilé un peu, mais non, pas vraiment : la fin, c’est pas tout à fait ça, et pour le coup elle est vraiment bien. Mais dans ce tourbillon d’événements, de rebondissement, l’impression dominante c’est que rien n’arrive. Ça ressemble au magistral Un roman russe mais en version light, expurgée de ce qui faisait basculer cette vraie-fausse confession dans l’absolu n’importe quoi, dans l’enfer intime. Pour faire court c’est agréable à lire, on s’ennuie un peu, à la fin il n’en reste pas grand-chose – à part cette belle pirouette post-moderne qui m’a troublé et fait rire.
Et il m’arrive aussi d’acheter des romans chez les bouquinistes ou d’en piquer dans des boîtes aux livres. Le Salon du prêt-à-saigner, Joseph Bialot, 1978, Série Noire : là aussi, bien mauvaise pioche. Un texte ronflant et pénible, tout en microdigressions, où l’auteur donne à voir un petit monde qui jamais sous nos yeux n’existe, et exhibe un talent pour la poésie blafarde du néopolar qui lui non plus. Oui, la phrase précédente est bancale ; ce bouquin aussi, nous voici à égalité. Con, certes, mais avec des envolées satiriques d’une hauteur rarement atteinte :
« “Le bolchevik au couteau entre les dents” réapparut dans le Figaro et France-Soir fit sa “une” avec “la nuit des longs couteaux”. Le Nouvel Observateur se demanda si le couteau était un symbole phallique de gauche. Le M.L.F. exigea, pour ne pas changer, la castration de tous les mâles. Minute ne manqua pas l’occasion de rappeler que le couteau était avec le Mirage l’arme favorite des Arabes et demanda la rupture des relations diplomatiques avec Alger. Charlie Hebdo dans une “couverture-à-laquelle-nous-avions-échappé” recommanda de se le foutre au cul. »
Ce passage, quoique nul, permet tout de même de s’effrayer d’une chose : quarante ans après, on pourrait écrire les mêmes conneries à propos des mêmes journaux. Si vous aviez cru que tout fout le camp, soyez rassuré.
Et citons cette merveille, glanée pages 98-99 :
« Ce fut le triomphe de la consommation. Elle eut des liaisons cosmopolites. Elle fit l’amour avec un Sud-Américain qui exigeait qu’un perroquet, qui ne le quittait jamais, assistât aux ébats. Et, pendant l’opération, le perroquet encourageait son maître au cri : Aun, aun. Elle connut un Africain qui rythmait les mouvements de son coït sur un tam-tam posé près du lit. Elle eut une passion pour un Belge intelligent. Elle fit même l’amour avec un Chinois qui la dégusta avec des baguettes. »
Vous avez dit lourdingue ?
Mais au moins ça prouve qu’on rencontre partout des Belges intelligents, même dans des polars plus bêtes que leurs pieds.
Bref.
Si espérez une enquête policière intéressante, n’importe quel autre roman noir fera l’affaire, si vous voulez lire du néopolar digressif et poétique, furetez donc du côté de Siniac, si vous avez soif de cynisme brillant et politiquement débile, il vous reste A.D.G. et si vous vous attendiez comme moi à découvrir un bon roman noir qui prend le Sentier comme décor et objet d’étude, oubliez ce pénible Bialot et ruez-vous sur Sombre sentier, magnifique premier roman de Dominique Manotti dont le dernier, Marseille 73, vient justement de paraître chez EquinoX.
« Manotti s’inscrit dans ce fameux néopolar que je viens de sortir de mon chapeau tel un lapin. Un peu d’histoire pour les néophytes (les autres peuvent aller fumer une cigarette en se demandant si A.D.G. était vraiment d’extrême droite ou juste animé du désir de faire chier le monde un maximum). »
Christophe Siébert
Manotti s’inscrit dans ce fameux néopolar que je viens de sortir de mon chapeau tel un lapin. Un peu d’histoire pour les néophytes (les autres peuvent aller fumer une cigarette en se demandant si A.D.G. était vraiment d’extrême droite ou juste animé du désir de faire chier le monde un maximum).
Dans les années soixante, soixante-dix, le roman policier ronronne. D’un côté des détectives privés qui mettent leur astuce au service d’enquêtes déconnectées du monde réel, de l’autre des histoires de truands pittoresques, la fine fleur de la pègre entre Blanche et Pigalle, Jojo l’ami des dames, Riton le surineur, de l’argot partout, de bonnes odeurs de pot-au-feu, de Ricard et de misogynie. Et voilà qu’une bande de jeunes escogriffes apparentés aux situs ou aux gauchistes décident d’importer dans le polar des éléments de critique sociale provenant d’une part du roman noir des origines (Hammet, Chandler), d’autre part de leur expérience de Mai 68 et de leur compréhension de la réalité qui les entoure. Corruption politique, violence policière, racisme, terrorisme, capitalisme triomphant, urbanisme délirant, consumérisme accablant, retour de bâton contre-révolutionnaire, etc. Si le genre apparaît tout à fait sérieux et salutaire, le terme, lui, est bouffon. Manchette (que j’aime infiniment, qui n’aurait sans doute pas aimé cette chronique, qui, lui, a aimé beaucoup Joseph Bialot et son Salon du prêt-à-saigner) l’a forgé parodiquement, nous dit-il dans Le Matin du 24 février 1981, « sur le modèle de mots de “néopain”, “néovin” ou même “néoprésident”, par quoi la critique radicale désigne les ersatz qui, sous un nom illustre, ont partout remplacé la même chose. Une partie des journalistes et des fans a repris l’étiquette apologétiquement, sans y voir malice, c’est amusant. »
Dominique Manotti appartient donc à cette mouvance-là. Historienne de formation (et aussi, nous rappelle opportunément Lundi Matin, ancienne des Cahiers de mai, militante du planning familial et membre de la CFDT dans les années 70), elle démarre très fort en 1995 : son premier roman, Sombre sentier, qui prend comme contexte la lutte que mènent les travailleurs clandestins de la confection afin d’obtenir leur régularisation – lutte à laquelle elle participe – et brosse un portrait complexe, sans concession et très réaliste de ce quartier qui fonctionne comme une microsociété avec ses coutumes, ses lois, ses tyrans, sa violence et sa corruption, lui vaudra pas mal de menaces. Menaces de procès, mais aussi menaces tout court. C’est également dans ce livre qu’apparaît pour la première fois le commissaire Daquin, personnage récurrent de son œuvre et qui gagne en épaisseur et en ambiguïté à chaque nouveau livre. Bisexuel (mais plutôt attiré par les hommes), chasseur habitué à faire plier ses proies, davantage fauve que chasseur, d’ailleurs, il est un policier intègre, mais n’ignorant rien des ruses qu’il faut déployer pour construire une carrière, aussi bien qu’un individu partagé, notamment dans ses relations amoureuses, entre une très grande douceur et une brutalité parfois réfrigérante. Sa richesse et ses zones d’ombre en font un des flics les plus réalistes du polar français – et le rendent plus fascinant que réellement attachant.
Daquin, on le retrouve justement, en début de carrière, dans Marseille 73 – et quel titre, putain ! Dont les sonorités m’évoquent le MR73, fameux revolver utilisé par la police nationale, la gendarmerie et le GIGN dans ces années-là.
Comme dans la plupart des romans de Dominique Manotti, le point de départ est une histoire vraie et peu connue. Ici, elle s’avère particulièrement sordide. La quatrième de couverture la résume à merveille : « La France connaît une série d’assassinats ciblés sur des Arabes, surtout des Algériens. On les tire à vue, on leur fracasse le crâne. En six mois, plus de cinquante d’entre eux sont abattus, dont une vingtaine à Marseille, épicentre du terrorisme raciste. »
Pour ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’extrême droite en France, c’est la régalade. On y croise le SAC, Ordre Nouveau, les prémisses du FN, toute la jolie famille. Pour ceux qui se passionnent pour la collusion entre politique, police et banditisme, c’est du petit lait. Stups, corses, RG, PJ, mairie, justice, truands, indics, tout s’interpénètre, se surveille, se manipule et magouille. Et pour ceux qui croient en la bonté humaine, c’est la Bérézina : chacun en prend pour son grade, c’est pas jojo – et le problème, c’est que c’est toujours archidocumenté. La moindre saloperie, le plus petit coup de pute, fait écho à une réalité que Manotti recrée avec le plaisir maniaque de l’historienne, mais sans jamais oublier d’être romancière.
Marseille 73 est son treizième bouquin. Elle a mis le temps, mais avec celui-là, elle y est enfin. En plein dans la littérature, je veux dire. Les deux pieds. Avant, c’était pas encore tout à fait ça.
Ses personnages secondaires n’existaient pas toujours autant qu’ils auraient dû. Ils se résumaient parfois à de simples rouages narratifs, parés d’une intrigue cousue de fil blanc visant à leur donner un peu d’épaisseur. Ainsi, tel flic, qui ne sert visiblement qu’à accélérer le déroulement de l’intrigue en reléguant hors champ certaines actions pas intéressantes pendant que le personnage principal occupe le devant de la scène, se voit affublé d’une vague aventure amoureuse dont on n’a rien à foutre, mais qui lui permet de quitter le temps de quelques pages son rôle de simple silhouette. Un travers qu’on retrouve aussi dans Marseille 73.
« La maîtrise de la composition de Manotti atteint un premier sommet avec ce que je considère comme son chef-d’œuvre (au point que ce truc a changé ma propre façon d’écrire) : Le Corps noir. »
Christophe Siébert
En revanche, sa maîtrise de la composition progresse de livre en livre. Si elle met en scène depuis le début de nombreux personnages et entrecroise ses intrigues en une trame toujours riche et symphonique, sa mécanique est apparue parfois un peu raide. Dans cet aspect de son travail, Manotti atteint un premier sommet avec ce que je considère comme son chef-d’œuvre (au point que ce truc a changé ma propre façon d’écrire) : Le Corps noir. Paru en 2004, ce roman s’intéresse aux infernales (au sens propre) magouilles de la Gestapo française pendant l’occupation. Sans atteindre à ce niveau de perfection, la composition de Marseille 73 est tout de même d’une grande excellence.
Mais quid du style, de la langue, de la voix ? Eh bien, mes petits amis, c’est là que le bât blessait pendant de nombreuses années. Dominique Manotti a beaucoup de choses à dire. Des tas d’informations à nous faire passer. Des intrigues complexes à mener à terme. Et le souci constant de rester lisible et fluide, de ne pas paumer le lecteur et lui fournir les clefs économiques, politiques, historiques qui lui permettront de suivre le train sans jamais (trop) se gratter la tête – et ce, toujours dans un cadre romanesque et narratif : chaque explication, chaque élément pédagogique est enrobé dans assez de drame pour que ça passe tout seul.
Seulement voilà, quand on doit déjà penser à tout ça, le rythme de la phrase, l’ambiguïté du dialogue et la puissance poétique de la ponctuation, ça passe parfois au second plan.
Mais, et voici la grande surprise de Marseille 73, cette tendance à creuser davantage son écriture, déjà amorcée dans Racket, son précédent livre, se confirme. Manotti s’éloigne d’une langue purement utilitaire, constituée essentiellement de phrases brèves, sèches, souvent nominales, pour explorer des rivages plus inattendus, littéraires et inventifs. Et sans perdre en clarté. C’est une très bonne nouvelle. Autre bonne nouvelle : la manière qu’a l’auteure de passer brusquement de la troisième personne à la première, pour entrer dans la tête d’un personnage et nous livrer ses pensées, comme un coup de forage dans la banquise de sa conscience, avant de repasser à la troisième personne, parfois tout ça dans la même phrase, trouve enfin ici, après des tâtonnements pas toujours très heureux, sa vitesse de croisière et sa pleine efficacité.
Bref, je n’ai qu’un mot à ajouter : vivement le suivant !
Marseille 73 est aux éditions des Arènes, dans la collection Equinox (dont nous interviewerons d’ailleurs le boss, Aurélien Masson, la prochaine fois). Il se constitue de 390 pages, d’une reliure dont la souplesse ferait pâlir les maîtres yogis d’Emmanuel Carrère, d’une couverture magnifique de Stéphane Trapier et pour l’obtenir il vous en coûtera vingt euros.
« Quand Daquin, après avoir croisé quelques accrochages violents, mais pas de bataille rangée, et franchi plusieurs lignes des services d’ordre suréquipés et prêts à tout, entre dans la salle, elle est déjà pleine à craquer. Six cents ou sept cents personnes, un public jeune, après tout, c’est ma génération, je suis à peine plus âgé que la moyenne, enthousiaste, relativement peu d’immigrés. Sur les tables, des piles du Vrai Méridional. La foule a confiance en elle, Daquin respire un air de fête. À la tribune, une longue table, des chaises ont été installées, les organisateurs et leurs invités arrivent à l’instant, MTA, militants d’extrême gauche, tous jeunes, et deux hommes plus âgés, pas la même allure, les centrales syndicales ? Ils s’installent, salués par des cris, des applaudissements, des sifflets. Une bouffée de vie. Ça me change de l’Évêché. Une séance de décrassage. […]
Daquin se dirige vers la sortie.
Dans le hall, un homme l’interpelle :
— Commissaire Daquin…
Il se retourne, le dévisage : jeune, mince, vif, intelligent peut-être. Beau gosse sûrement. Fréquentable ?
— Exact. Nous nous connaissons ?
— Mon ami Me Berger m’a parlé de vous. Vous êtes l’auteur du rapport de la PJ sur la scène de crime de l’assassinat de Malek Khider, qui n’est pas parvenu au juge d’instruction.
Flash : un ami de Berger, l’avocat des Khider, accès au dossier, infos fiables, il m’intéresse. »
PS : rien à voir, ou peut-être si, tout à voir. Pendant que je rédige cette chronique, les éditions Ring mettent en ligne, sur leur site et leur page Facebook, la bande-annonce de leur neuvième rentrée littéraire, intitulée Renaissance. Comme d’habitude, au son d’une musique tendue et virile, des auteurs tendus et virils arpentent un décor, euh, guère relax et pas trop efféminé. Des cinq livres présentés cette année (quatre auteurs et une auteure – l’auteure, elle, tendue, mais pas virile, n’a pas eu le droit d’arpenter le décor), j’en ai retenu deux : dans le premier, Éloge de la force, Laurent Obertone va enfin nous donner les outils, dix outils précisément, pour nous défendre contre… contre qui, au juste ? En tout cas, on va relever la tête, enfin, et rendre coup pour coup, il était temps. Et dans le second, Cartel des fraudes, Charles Prats, magistrat au Tribunal de grande instance de Paris et ancien magistrat au sein de la Délégation nationale à la lutte contre la fraude, nous explique, si j’ai bien compris, que la véritable cause de la crise économique dans laquelle on se débat depuis quelques décennies, ce sont tous ces salauds qui touchent frauduleusement des allocs auxquelles ils n’ont pas droit, vu qu’ils ne sont pas… enfin, qu’ils ne sont pas honnêtes et bons comme nous, quoi, et ça commence à bien faire, putain de merde.
Tiens, encore bout de Manotti, pour la route :
« — Nous sommes en guerre. Je n’ai pas tué par plaisir. J’ai fait mon devoir de citoyen, comme quelques autres. Nous sommes envahis par la marée musulmane, notre nation est en danger de mort par subversion. Et l’État ne fait rien. Il faut bien que les citoyens agissent à sa place. Nous en tuons quelques-uns pour provoquer la “remigration” de tous les autres. Nous remplissons une mission de service public par substitution. Je suis fier de ce que j’ai fait. »
Pour les colis piégés, prière d’envoyer à la rédaction, qui fera suivre.