J’hésitais entre deux intros. Soit vous parler du couvre-feu plongeant dans la détresse les alcooliques mondains vivant en France, soit du mec chelou en bas de chez moi qui tague les murs de la ville à l’aide d’une bouteille de Volvic transformée judicieusement en bombe de peinture (mais qui contient de l’eau, l’animal est amateur de graffiti éphémères), quand la nouvelle est tombée : cette chronique littéraire devenait nécrologique.
LPBP se met en sommeil. Le site hiberne à cause de tout un tas de problèmes liés au Covid – bon, si vous bossez dans la culture ou avez des potes qui bossent dans la culture, vous connaissez la musique.
Pas de tartine sur ma tristesse et ma déception, après tout dans ces merveilleux métiers du divertissement culturel on sait que liberté et précarité dansent ensemble, mais une pensée pour Christelle Magarotto, qui tient – et tiendra encore longtemps, j’espère – cette boutique à bout de bras et m’a, à l’aveugle, accordé sa confiance en plus d’honoraires tout à fait honnêtes. Elle ne me connaissait pas lorsqu’elle m’a recruté. Elle avait lu mon dernier roman et m’avait posé des questions dans le but de me tirer le portrait. En lui demandant quelques semaines plus tard où en étaient les choses, elle m’a avoué patauger dans le retard et manquer de bras – enchaînant sur le fameux : « d’ailleurs je cherche un rédacteur, ça te plairait d’écrire sur ce que tu veux, deux fois par mois ? »
Cette chronique est donc la neuvième et pour l’instant la dernière, en attendant de jours meilleurs et un putain de foutre de monde d’après de mes fesses. Pour terminer cette première saison en feu d’artifice, quelques ultimes conseils de lecture.
Cowboy Light, de Frédéric Arnoux, chez Buchet-Chastel : un faux polar nourri de vrai romanesque mélangeant tendresse et noirceur – quelque chose comme du Philippe Djian réussi –, mais aussi une chronique qui menace à tout instant de partir en couilles et tient le fil avec un sens de l’équilibre digne d’un poivrot se raccrochant au comptoir et à la perspective du fameux dernier-pour-la-route, tanguant toujours, ne tombant jamais. Cowboy light est difficile à trouver (il a paru en 2017 dans une collection désormais défunte), cependant l’effort vaut le coup. L’auteur a publié cette année Merdeille aux éditions Jou, dont je ne peux rien dire, faute de l’avoir lu, à part que le titre claque pas mal.
Sept gingembres, de Christophe Perruchas, au Rouergue (collection Brune) : encore un faux polar mais dans un registre moins humaniste et doux-amer que le précédent. Je ne vais pas m’étendre sur cette histoire de prédateur sexuel vu que d’autres l’ont fait en long et en large et que le livre est sélectionné pour le Flore. Ce qui m’a plu là-dedans c’est cette manière subtile et perverse qu’à le narrateur de se justifier, d’emporter l’adhésion du lecteur, jusqu’à la gêne quand finalement on est bien forcé de s’en désolidariser. Le moment où ça arrive, différent pour chacun, nous indique au passage à quel point notre boussole morale a perdu le nord. Voilà un livre tordu, malaisant, qui trouve ses racines dans le 1275 âmes de Jim Thompson, l’humour noir en moins.
Marie Typhoïde, de Georges A. Soper, et Le Reste n’était qu’obscurité, de Jon Savage, tous deux chez Allia : deux documents superbes qui chacun partent d’un sujet anecdotique – l’histoire de Marie Mallon, porteuse saine d’un virus mortel et contagieux, involontaire serial-killeuse revêche ; celle de Joy Division racontée à bâtons rompus par tous ceux qui y participèrent – pour nous offrir ce que fait de mieux la littérature : l’exposition du monde et sa critique. Marie Typhoïde dresse un constat impitoyable (et ce d’autant plus qu’il est involontairement formulé par un homme – un médecin de l’époque – inconscient des énormités qu’il écrit) de la situation des classes laborieuse dans l’Amérique du début du vingtième siècle et de la place qu’y occupent les femmes. Plus conscient, Jon Savage l’est assurément. Son livre, plus proche de Jack London que la critique rock, ne balance pas du tout par hasard son réquisitoire de la période post-industrielle en Angleterre, des années Thatcher et du libéralisme. Les deux ouvrages sont aussi de superbes récits, et – comme toujours chez Allia – des livres très soignés, magnifiquement fabriqués.
Chienne, de Marie-Pier Lafontaine, au Nouvel Attila, prix Sade 2020 : difficile de ne pas rapprocher ce texte incroyable de l’incroyable aussi Syndrome du varan, de Justine Niogret, paru il y a deux ans au Seuil et passé injustement inaperçu. Si les deux racontent une enfance brisée et martyrisée, horrible, tordue jusqu’à la cassure, Chienne marque sa différence sur deux points. La forme, d’abord, poétique, concassée, surdécoupée et qui pourtant ne perd jamais en clarté : le livre se lit d’une traite, en apnée – avec quand même quelques pauses quand ça devient vraiment insoutenable. L’autre grande originalité de ce récit c’est que justement il n’en est pas un. Il se présente comme une autofiction et dès lors (contrairement à d’autres livres montrés comme des témoignages) la question du « c’est arrivé exactement comme ça ou pas ? » ne se pose plus : nous sommes dans la littérature, pas dans le compte-rendu. À ce titre, la postface rédigée par l’éditrice d’origine (puisque le texte a d’abord paru au Canada, où vit l’auteure) est très éclairante. J’aurais aimé interroger Benoît Virot, le boss du Nouvel Attila, au sujet de ce livre. Ce sera pour une autre fois. En attendant : lisez-le.
Du Nouvel Attila à Attila, il n’y a qu’un pas et voici donc Le Désert et sa semence, de Jorge Baron Biza, paru chez Attila en 2011, avant que la maison ne se scinde en deux entités distinctes, Le Nouvel Attila et Le Tripode – j’en profite pour redire ici qu’à mes yeux, en France, existent trois éditeurs essentiels et dont il faut, sinon lire chaque parution, au moins suivre de près le parcours et l’évolution : Au diable vauvert, Le Nouvel Attila et Le Tripode ; et deux collections : Mu, chez Mnémos, et EquinoX, aux Arènes. La littérature qui compte se contient toute entière chez ces cinq-là. D’autres bons livres paraissent ailleurs, c’est vrai, mais ce sont ces cinq-là qui montent au front.
En Argentine, un homme qui incarne à la fois l’opposition politique et la liberté morale vitriole son épouse, militante et intellectuelle aussi renommée que lui, car il ne supporte pas la perspective qu’elle le quitte. Peu après il se suicide. Leur fils vingtenaire, témoin de l’agression, accompagne la mère au gré de ses voyages en Europe, de clinique privée en clinique privée, et assiste à la lente reconstruction du visage massacré de la désormais veuve. C’est lui le narrateur de ce récit dingue qui ne nous épargne ni les détails insoutenables de la chirurgie (on pense au Lambeau de Lançon), ni ses errances diverses : il se bourre la gueule chaque fois qu’il peut et traîne avec les putes et les marginaux dans une volonté désespérée de se perdre et d’échapper au drame familial, sombre occasionnellement dans la violence, raconte tout ça dans une langue à la fois distanciée et flamboyante – et « tout ça », c’est en fait l’exacte vérité. Ce roman s’inspire étroitement des faits tels qu’ils se sont déroulés. On ressort de là lessivé, étrangement ragaillardi, avec l’idée que si au dix-neuvième siècle les Russes tenaient le haut du pavé d’une littérature creusant jusqu’à l’os les notions de bien et de mal, de morale et de survie psychique, au suivant les Sud-Américains récupèrent le flambeau.
Eltonsbrody, d’Edgar Mittelholzer, aux éditions du Typhon. Cette maison récemment créée ne compte que six livres à son catalogue au moment où j’écris ces lignes. Ils ont tous en commun leur grande beauté et le soin apporté à leur fabrication : papier épais, couvertures en noir et blanc au graphisme classieux, typographie élégante. Ils manifestent aussi une appétence de dandy pour le bizarre, voire la cruauté. Eltonsbrody a été écrit en 1960 par un guyanais qui se suicide peu de temps après, usé par l’insuccès et la dépression. Ce roman d’horreur intime qui convoque beaucoup Poe, un peu Lovecraft, use d’une écriture soignée et d’un rythme volontairement lent, circulaire, étouffant parfois, pour nous conter une histoire de maison hantée aussi bien conforme aux canons du genre que d’une grand originalité. Le récit démarre lentement. Mais une fois atteinte sa vitesse de croisière il se révèle d’une efficacité redoutable et met en scène l’un des méchants les plus étonnants, ambigus, sarcastiques et pervers que j’ai croisé au cours de mes récentes lectures.
Un Américain en enfer, de Melvin Van Peebles, chez Wombat – avec une couverture magnifique de Mezzo : Van Peebles, vous connaissez son cinéma. Vous avez au moins vu Sweet Sweetback’s Baadasssss Song. Dites-vous que le bouquin est encore plus dingue. Un jeune Noir assassiné par des Blancs va en Enfer. Voilà pour le point de départ de ce récit picaresque, satirique, parodique, au rythme parfait, à l’écriture impeccable (mention spéciale à la traduction de Frédéric Brument) et aux péripéties toujours délirantes et jamais gratuites. Je ne vais pas vous le résumer. Dites-vous juste, si vous y tenez, que c’est politiquement explosif et préparez-vous à apprendre que Satan ne tient pas très bien la beuh. Pour le reste : lisez, marrez-vous et grattez derrière la jubilation évidente qui a guidé l’auteur toute la rage d’un type qui parle de la ségrégation et du racisme depuis le seul côté de la barrière qui rende possible d’en parler, le mauvais.
Je rends grâce à Sébastien Gayraud, spécialiste du cinéma mondo et romancier que j’admire, de m’avoir collé entre les pattes l’infernal Festin des charognes de Max Roussel (pseudonyme inviolé à ce jour), édité dans la collection Les Anges du Bizarre dirigée par Jean Rollin pour les éditions Sortilèges. Sacré pedigree ! Il m’a confié ce roman avec cette recommandation : « Publié pour la dernière fois en 1998, il n’a pas été réédité depuis. Alors si dans ta chienne de vie tu peux servir à quelque chose, voilà : donne envie à un éditeur de ressortir ce bijou. » Il a dit bijou ? Eh, oui, c’en est un – à n’en pas douter. Dans l’Allemagne détruite de l’immédiate après-guerre, un homme en proie à la faim et aux pensées morbides erre d’asiles de nuit en hôpitaux et croise toutes sortes de dingues. Trafiquants de cadavres, désaxés divers, membres d’un culte sanguinaire, mutilés, détrousseurs et orphelins peuplent ces rues mal éclairées transformées en enfer. La force du livre ne se trouve pas dans l’accumulation des péripéties ni dans l’outrance des personnages, qui tiennent davantage du conte noir, voire surréaliste, que de la chronique, mais dans son atmosphère d’une noirceur totale, absolue, irrémédiable jusqu’au kitsch. Dans son pessimisme rédempteur. Dans son rapport très concret à l’horreur et à la bestialité à quoi sont réduits les miséreux qui tentent de survivre dans cette Allemagne en cendres. Dans sa langue brutale et poétique. Imaginez Nuit, le chef-d’œuvre d’Edgard Hilsenrath, réécrit par l’enfant caché de Lautréamont et Brussolo. L’idée vous excite ? Ne vous privez pas : on trouve ce Festin chez tous les bouquinistes en ligne. Et si vous êtes éditeur suivez le conseil de Gayraud. A-t-on vraiment besoin de lire le premier roman de Raphaël Enthoven ? Faut-il vraiment jeter du pognon là-dedans ? Alors qu’on pourrait permettre au public de redécouvrir un livre gorgé de paragraphes aussi poignants que : « Une main crispée sur son dernier mark enfoui dans sa poche, il luttait entre deux tentations aussi déchirantes l’une que l’autre : acheter ce morceau de pain qui pour quelques heures apaiserait la crampe torturante de son ventre… ou prendre ce billet de métro qui lui permettrait, jusqu’à la fermeture de dix heures du soir, de réchauffer son corps agité de tremblements convulsifs. » ; aussi dingue que : « De ses mains crasseuses et décharnées, elle coupa net le cordon ombilical, puis, de nouveau, rampa vers son coin, un étrange rictus au bord de ses lèvres craquelées.
— Ah ! ah ! ah !… une fille… Ah ! ah ! ah !
À la fin, ce ne fut plus possible.
Plus possible, cette fin qui vous mordait les flancs à pleines tenailles resserrées.
Plus possible, ce froid qui vous chavirait d’un vertige dissous au creux de la poitrine.
Plus possible, cette plainte longue, longue, de Khaterine, affaissée dans sa délivrance.
Plus possible, cette boule qui se tordait comme un ver sur le sol, en poussant des cris d’assassiné.
Oui, le vieux Muller eut bien raison, en fin de compte, de claquer sa trique sur le crâne de Katherine.
Et Julia eut bien raison, en fin de compte, de s’emparer de la boule et de remonter les marches.
Il n’y eut plus enfin que le silence.
LE SILENCE. »
Existe-t-il y a des continuateurs de cette littérature ? Peut-on dire qu’à sa manière Petit Blanc, de Nicolas Cartelet, paru chez Mu, s’inscrit dans cette veine ? Je pense. À la fin du dix-neuvième siècle, Albert Villeneuve, sa femme et sa fille embarquent sur un navire à destination des colonies, dans l’espoir d’une vie meilleure. Au cours du voyage, très long, femme et fille meurent et le rêve colonial tourne assez vite au cauchemar. Villeneuve devenu alcoolique, sans emploi, vagabond puis fugitif, sombre dans une déchéance qui va de pair avec une sorte d’éveil métaphysique. Récit d’une descente aux enfers montrant aussi la possibilité d’une rédemption, Petit Blanc avance masqué – c’est-à-dire qu’il dissimule la radicalité, la violence, le pessimisme et la noirceur de son propos derrière une langue d’apparence bonhomme, qui n’agresse pas le lecteur mais le prend par la main avec une douceur de bourreau humaniste. Voilà la différence entre Nicolas Cartelet et Max Roussel : le premier (et d’ailleurs toute la fin de son livre, initiatique et poétique, le démontre) croit qu’au bout de l’horreur nous attend peut-être un possible repos, une lumière ; le second reste quant à lui persuadé que l’horreur n’a pas de bout, ne mène nulle part et qu’en plus nos godasses vont finir par s’user et nous laisser les pieds en sang.
Deux bouquins nécessaires, complémentaires. Deux bouquins qui a soixante ans d’écart dialoguent sans le savoir. Deux livres parfaits pour conclure cette première série et vous souhaiter bon vent – je suis sûr qu’on se reverra un jour, ici ou ailleurs, pour causer de ce genre de littérature dont « Télérama » et « Les Inrocks » se servent pour caler les tables. Je vous laisse donc provisoirement avec cette lettre de Franz Kafka adressée à Oskar Pollak, que j’ai découverte – où, ailleurs, aurais-je pu la lire ? – dans les Chroniques de Manchette, mon maître :
« Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que des livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans des forêts loin de tous les hommes, comme un suicide – un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois. »
Voilà ce que je crois.