LE PITCH Il est beau, charismatique. Il respire la littérature et collectionne les succès. Il a des choses à dire et le fait toujours en totale liberté. Mais derrière l’iconique producteur et présentateur de « La Grande Librairie », derrière le boss de la prestigieuse revue « America », qui est vraiment François Busnel ?
François, comment as-tu vécu cette crise sanitaire et assuré les spectacles et productions du grand Busnel Circus, pour prendre une expression de scène à la hauteur du personnage public que tu es devenu ?
N’exagère pas ! A titre personnel, je n’ai aucune raison de me plaindre : j’étais chez moi, à la campagne, dans ma maison, ce qui n’a rien à voir avec les réalités qu’ont connues certaines familles entassées à quatre ou cinq dans des petits appartements où le confinement tenait de l’enfer… J’ai quitté Paris il y a maintenant quatre ans et ne m’y rend plus que pour les enregistrements, sans doute contaminé par la façon dont vivent les écrivains américains que j’aime : dans les grands espaces, loin des mondanités et de la surpopulation urbaine. Professionnellement, on a produit comme on a pu, en tenant compte des réalités de la crise sanitaire. La Grande Librairie a traversé la crise sanitaire avec obstination et continué, comme elle l’a toujours fait, à faire exister chaque semaine des livres et des rencontres fortes entre les écrivains et leurs lecteurs. Cela dit, ce temps si particulier n’a fait que renforcer ma conviction : l’homme est bel et bien entré dans une époque de dématérialisation totale. C’est une évidence dans les technologies de notre quotidien, mais cela se remarque aussi dans la littérature contemporaine.
Sans la jouer Chirac-Balladur, on est des amis de trente ans – déjà ! A l’époque, tu étais un jeune intellectuel très engagé pour le développement de l’idée européenne et prêt à tout pour partir en reportage à l’autre bout de la planète. Aujourd’hui, on te retrouve non seulement confortablement installé sur France 5, mais aussi à la tête d’« America », la revue où les plus grands écrivains d’ici et de là-bas nous racontent et le Nouveau Monde et le nôtre, et comme cinéaste, avec un long métrage consacré à ton ami Jim Harrison, l’ours du Montana, géant des lettres disparu voilà quatre ans, accessoirement parrain de ta fille…Comment diable es-tu passé de l’amour européen à la passion américaine ?
Je pourrais dire : on change tous, non ? Mais ce serait inexact en l’occurrence. J’ai toujours eu en moi, et aujourd’hui plus que jamais, cette pulsion qui jette sur la route tous les hommes épris de liberté. Le jeune gars de vingt ans qui courrait les rassemblements culturels et politiques en Europe cherchait la même chose que le jeune journaliste qui parcourait l’Afrique en guerre ou l’Irak, la même chose que le lecteur affamé qui prend encore l’avion aujourd’hui pour interroger des auteurs un peu partout. J’ai sans doute ça en commun depuis toujours avec les écrivains de la route : voyager en toute liberté, faire des rencontres, bâtir et entretenir des amitiés, se passionner pour des femmes, partager tous les plaisirs y compris ceux qui sont prohibés, en un mot : jouir ! Je suis un indécrottable hédoniste ! Les plaisirs m’intéressent davantage que les souffrances, ce qui ne m’empêche pas de porter aussi discrètement une part de tragédie. En ce moment même, si je suis honnête, et même si ma vie me plaît, je me pose souvent ces questions : est-ce que j’aime assez fort ? est-ce que je vis sans restriction mes passions, mes amitiés, mes défis ?
« J’ai toujours eu envie de vivre plusieurs vies. Je ne suis jamais satisfait, j’en veux toujours plus. « La vie est trop courte pour être petite », a écrit Disraeli. C’est ma devise. »
François Busnel
Tu as été éditeur dans ta prime jeunesse, peu de gens le savent, avec un magnifique petit label parisien du nom de Vinci ; tu as beaucoup écrit comme journaliste, et là, tu parles un peu comme un écrivain…
La vie est un roman, mon cher. J’ai toujours eu envie de vivre plusieurs vies. Je ne suis jamais satisfait, j’en veux toujours plus. « La vie est trop courte pour être petite », a écrit Disraeli. C’est ma devise. Higelin aussi a chanté quelque chose du genre… J’adore cette impression que tout est possible ailleurs, un sentiment qu’on ressentait très fort au moment où le mur et l’URSS se sont effondrés. C’était une vraie occasion de s’arracher à un certain déterminisme social et culturel. Je suis beaucoup parti et dans tous les domaines de la vie. Pour moi. Pour rapporter également des informations, des vérités. Aujourd’hui encore je procède de la sorte : le journaliste-voyageur s’efface devant les écrivains qu’il rencontre. C’est sans doute l’une des raisons du succès de La Grande Librairie.
J’insiste : si tu devenais auteur ?
Je n’ai pas le fantasme de l’écrivain. Je me sens bien à ma place de journaliste, ou mieux, de passeur de lectures. L’essentiel dans la vie, c’est de tout essayer pour trouver sa juste place. Ça au moins, j’ai l’impression de l’avoir trouvée. J’ai su – peut-être est-ce un de mes rares mérites – rester fidèle à deux ou trois idées. Ça m’a facilité l’existence. J’ai sur mon bureau en permanence Cyrano et la tirade des « Non, merci » me fait office de guide : « Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard, / Ne pas être obligé d’en rien rendre à César, / Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite, / Bref, dédaignant d’être le lierre parasite, / Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul, / Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! »
Sacrée philosophie…
On est ce que l’on fait, Jean-François… Parce qu’on peut admirer. Aimer. Passer du temps avec les hommes, les bons comme les mauvais. S’il ne devait rester qu’une chose au bout de l’histoire, ce serait sincèrement tous ces téléspectateurs, lecteurs ou auditeurs qui m’ont dit : « Grâce à vous, j’ai découvert et aimé Philip Roth ou Jim Harrison ! » A défaut de changer le monde, en partageant mes lectures, j’ai peut-être, pour quelques personnes, fait bouger deux ou trois choses. Ce n’était ni le travail d’un critique éclairé, ni celui d’un journaliste épris de vérité, c’était juste mon envie d’homme…
Ces voyages, ces interrogations dont tu as parlé précédemment, ce sont donc les fondements d’« America » ?
L’envie de bouger, de rencontrer des auteurs qui me faisaient rêver, d’interroger le monde en me… en nous faisant plaisir, c’était la base du projet que nous avons lancé avec Éric Fottorino (Réd. : journaliste, écrivain, cofondateur de l’hebdomadaire « Le 1 »). Mais moi, l’argent et la fabrication des journaux, je n’y connaissais rien. Éric m’a dit : « Donne-moi ta liste au Père Noël ! » J’ai coché : du beau papier, une belle reliure, 200 pages, des écrivains correctement payés. Il m’a donné le chiffre pour tenter un banco sur un seul numéro : on risquait de perdre chacun 25 000 euros en cas de bouillon. Et en vérité tout le monde nous décourageait, quand on ne nous traitait pas tout simplement de cinglés ! Il fallait vendre 10 000 exemplaires pour être à zéro : on en a vendu 50 000… Ensuite, on a trouvé un imprimeur génial qui acceptait d’être payé à six mois et l’aventure a réellement démarré. On en est à 40 000 exemplaires vendus par numéro, et, c’est fou, on est en train de boucler la boucle puisqu’« America » va même être publié aux États-Unis par le prestigieux éditeurs Grove Atlantic.
Une consécration ?
Une vraie satisfaction, c’est certain. C’est l’éditeur de Jim Harrison et de Russell Banks qui m’a dit : « Belle revue ! On va la publier en anglais ! » Il a retenu 35 grands textes issus des dix premiers numéros. Ce sera un objet magnifique de 400 pages. Et il y en aura d’autres si le succès est au rendez-vous. Sortie en septembre aux USA, au Canada, en Australie et en Nouvelle-Zélande…
« C’est très compliqué pour moi de parler de Jim (Harrison) : c’est une rencontre tellement immense dans une vie… »
François Busnel
Jim Harrison, un monstre, un génie plus grand que le monde, un ami. Tu lui consacres un film. Même si ta vie est désormais devant les caméras, quelle drôle d’idée de passer derrière et de te lancer dans le cinéma ! Allez : titre, date de sortie et pitch !
Le film vient d’être bouclé ! Il s’appellera Seule la terre est éternelle, pour reprendre un proverbe sioux lakota et le discours du chef Crazy Horse à ses guerriers avant d’affronter le Général Custer à Little Big Horn. Sortie à l’automne… Le film, c’est Jim qui prend tout l’espace. Il n’y a même pas de voix off. Chaque fois que j’allais le voir dans le Montana, je lui disais – prudemment parce que je savais qu’il détestait ça : « J’aimerais bien faire quelque chose, parler, filmer… » Il me répondait toujours la même chose : « Viens, sortons ! On va à la pêche ! » Et toujours, il noyait le poisson… Une jour cependant, chez lui, à sa table, c’était un matin de 2015, il m’a juste dit : « OK, c’est maintenant ! » J’ai senti l’urgence. C’était impérieux. On a tourné une cinquantaine d’heures… C’est très compliqué pour moi de parler de Jim : c’est une rencontre tellement immense dans une vie… J’ai lu Dalva à 19 ans et c’est ça qui m’a lancé sur les routes de l’Amérique. C’est une œuvre incroyable. Sur la filiations. Sur les Indiens. Oui, vraiment, quand j’y réfléchis, c’est le livre qui m’a mis en route… A côté de ça, il y a l’amitié, la pêche, les bons vins, la bouffe, la chaleur. Il avait accepté d’être le parrain de ma fille et pour te donner une idée du bonhomme, un de ses premiers cadeaux pour la petite, ce fut une mitraillette en plastique… Un cadeau d’ogre, non ?
Puisqu’on te tient, toi le spécialiste de la littérature US, que peux-tu nous dire de son état actuel ?
Elle est en plein renouvellement. On assite à l’arrivée d’une nouvelle génération talentueuse, extrêmement puissante ! Je l’explique – en comparaison avec l’Europe – par le fait que l’Amérique est en guerre perpétuelle depuis 2001 : l’Irak, l’Afghanistan et d’autres conflits moins connus encore… En milliers de morts, pour donner une idée à nos lecteurs, le bilan tragique de ces vingt années dépasse celui du Vietnam, avec tout ce que cela signifie de traumatique pour les États-Unis. La souffrance, le risque, la mort, tout cela a donc suscité selon moi une créativité qui nous n’avons pas chez nous aujourd’hui. Bien sûr il y a eu les grands chênes : Roth, Wolfe, Toni Morrison, Jim Harrison… Mais les auteurs américains actuels ont sans conteste cette même faculté de raconter l’Amérique et donc le monde…
Des noms ! Des noms !
Il y en aurait tant et tant ! Ok, je me lance : Colum McCann, un Irlandais new-yorkais, deux fois National Book Award… Son Et que le vaste monde poursuive sa course folle est d’ores et déjà une marque dans l’histoire de la littérature contemporaine. Gabriel Tallent, un jeune gars de Salt Lake City qui a vingt ans de moins que nous et qui, avec My absolute darling a commis un véritable chef d’œuvre, huit ans pour l’écrire, mais quel résultat ! C’est l’histoire d’une gamine intimement liée à la nature profonde de l’Amérique… Il y a chez Tallent du Giono, du Melville !
J’ajoute Richard Powers, L’arbre-monde, Prix Pulitzer. C’est lyrique, poétique, d’une infinie complexité. Et Richard Ford pour Une saison ardente ou Canada : c’est l’un des plus grands pour moi… Et encore Craig Johnson, un maître du polar, toujours inspiré. Ou, toujours dans le Montana, Kim Zupan, avec Les arpenteurs, un chant d’amour à ces paysages de l’Amérique éternelle. On n’est pas dans la même catégorie d’âge, mais j’y pense à l’instant, La chorale des maîtres bouchers de Louise Erdrich prolonge la lignée des Faulkner ou Morrison et a le poids d’un Nobel…
« La critique systématique est généralement produite par des écrivains ratés ou sans succès qui ne tiennent debout qu’en marinant dans le ressentiment et l’amertume : c’est le triomphe des passions tristes. »
François Busnel
On sent que tu pourrais parler des heures et des heures de cette littérature… Mais la française, elle, que nous peut-elle nous offrir en 2020 ?
Je cherche et j’ai toujours cherché à remplir mes jours… Il y a donc chez nous de quoi faire, même si on ne peut ne pas voir qu’en France on est noyé sous la surproduction. Cela dit, je préfère un pays marqué par une surproduction littéraire à un pays où il n’y aurait que quelques livres publiés. D’abord parce qu’il faut tout de même admettre que la surproduction est le signe d’une intense envie de créer. Qui peut s’en plaindre ? Ensuite parce que cela permet à chacun de faire librement son choix. C’est encore mieux, non ? Si un livre ne vous plaît pas, cherchez celui qui vous plaira mais arrêtez de ronchonner parce qu’il y a trop de livres ! J’entends sans cesse les grincheux marmonner : « Des livres, tellement de livres, mais si peu de littérature… » Je ne suis pas du tout d’accord : ce discours sur « le déclin de la littérature » nous renseigne surtout sur le déclin de ceux qui le tiennent : ce n’est pas la littérature qui est morte, ce sont ces tristes sires ! Chaque rentrée littéraire apporte son lot de pépite : s’obstiner à ne pas les voir revient à fermer les écoutilles, remonter le pont-levis et baisser la herse et à s’emmurer dans la mortifère et stupide logique du « C’était mieux avant », « Tout fout le camp » et autres billevesées réactionnaires. Là est la vraie défaite de la pensée. La victoire de l’esprit de sérieux sur l’esprit de finesse. Quand j’entends ce discours (qui me fait bien rigoler), cela me renseigne sur l’absence de curiosité et d’enthousiasme de celui qui le tient : la faculté d’admiration, qui est un signe de bonne santé intellectuelle, se perd au profit de la critique systématique (tu remarqueras qu’elle est généralement produite par des écrivains ratés ou sans succès qui ne tiennent debout qu’en marinant dans le ressentiment et l’amertume : c’est le triomphe des passions tristes). On ne trouve pas tous les jours Rimbaud, mais je me refuse à jouer les critiques qui se plaignent : je suis journaliste, et, je l’ai dit, passeur. Le journalisme littéraire consiste à prendre au pied de la lettre la belle maxime d’Albert Camus : « Il y a plus à admirer qu’à mépriser ». Ceux qui inversent la proposition devraient jeter l’éponge et faire à autre chose. Qu’est-ce que la littérature ? Je me pose encore la question. Franchement, je ne sais pas ce que c’est de la littérature. C’est pour le découvrir que j’ouvre chaque semaine ma Grande Librairie à ceux qui font la littérature. Et que je vais au bout de monde aussi souvent que possible pour essayer d’avoir des bribes de réponses à cette question.
Le présentateur de La Grande Librairie, guetté par tous les éditeurs et les auteurs de la francophonie, ose-t-il risquer quelques noms ?
Il y a les incontestables, qui construisent une œuvre : Modiano, Le Clézio, Bobin, Cheng, Echenoz, Michon. Ce sont nos chênes à nous… Je citerais aussi Emmanuel Carrère, un maître de la fiction et de l’autofiction. Mathias Enard, le Goncourt 2015. Je suis heureux d’avoir découvert, au milieu de la « surproduction » de ces dernières années, Pierre Lemaitre et Leïla Slimani, Alice Zeniter et Franck Bouysse, Joseph Ponthus. Il y a aussi les voix d’Alain Mabanckou et de Dany Laferrrière, celles de Pascal Quignard et de Charles Juliet… Et évidemment, quelqu’un que je ne peux pas inviter à La Grande Libraire, Delphine de Vigan, ma compagne. La femme et l’écrivain me bouleversent.
Tu ne hurleras donc pas avec les loups sur le thème « la littérature française est morte ! » ?
Je ne souscris absolument pas à l’idée que tout est nul, même si je ne suis pas dupe sur la qualité de certaines rentrées littéraires. J’ai un autre regard sur les livres et sur la vie. C’est ce petit côté tragique dont j’ai parlé et qui complète mon hédonisme viscéral : je cherche la trace du beau dans un monde qui est laid ! Je m’offre des lumières, j’ai envie de jouir, si possible chaque semaine, et je partage ces quêtes et ces émotions avec nos 600 000 téléspectateurs. Sans prétention. Parce que c’est ce que je sais faire après tout. Et lire nous élève au-dessus de nos vies.