LE PITCH Romancier de l’écurie blanche chez Gallimard, fondateur et directeur des éditions Xenia, réd’ en chef de la lettre d’information « L’Antipresse » : Slobodan Despot promène sa plume de Paris à Belgrade, en passant par les Alpes suisses. L’édition, les écrivains, les médias, la politique : rien n’échappe aux coups de poignard de cet observateur allergique à la bêtise du siècle.
Slobodan Despot, vous collectionnez les vies, les livres, les reportages, les essais, les voyages, les ennemis aussi… Où se cache le vrai « Boda », pour reprendre le surnom que vous donnent vos amis ?
Slobodan Despot : Comme éditeur indépendant, après avoir appris le métier à la dure à L’Age d’Homme, j’ai sorti plus de 130 bouquins. Il y en a une douzaine qui me correspondent vraiment et dont je suis très fier. Comme romancier, j’ai rarement été autant moi-même que lors de la rédaction du Miel, le livre qui m’a ouvert les portes de Gallimard. Cette histoire a beaucoup de couleurs qui sont aussi celles de ma vie : les lecteurs ne s’y sont pas trompés ! Comme journaliste, avec « L’Antipresse », j’ai trouvé un moyen d’expression et d’information qui ne doit rien au système et qui me permet de parler directement aux gens qui aiment l’écrit et des analyses plus fouillées que celles des médias mainstream.
La crise actuelle du Covid-19 vous agace. Vous êtes clairement un coronasceptique et vous pointez avec votre bec de plume les errances des gouvernements et de l’intelligentsia médicale. Pourtant, vous êtes bien placé pour savoir les ravages que ce tsunami a causé parmi les éditeurs, les auteurs et les journalistes…
Oui, les ravages socio-économiques paraissent plus profonds, surtout à terme, que les dégâts sanitaires, et c’est ce que j’ai pressenti d’emblée. Bien sûr que cette crise est discriminante ! Mais j’ai une conviction inébranlable : ceux qui ont une raison d’être dans le monde de la littérature et de l’information l’auront toujours au sortir de cette crise ! La folie ambiante va simplement fonctionner comme un crible : les mauvais, les produits marketing ou celles et ceux qui ne sont pas habités par leur mission vont disparaître. Qui va s’en plaindre ? Je n’éprouve aucune tristesse pour cette presse amputée de curiosité vraie qui ne fait plus son métier depuis longtemps ! En littérature, on voit bien que certaines maisons se contentent de pousser des profils : minorités, femmes, banlieues, jeunes… Avec à la clé des textes déjà vus ou sans aucun intérêt… Tout ça disparaîtra et je crois à l’émergence de grands textes et de grands écrivains dans les temps à venir, parce que la littérature est en tout premier lieu un témoignage et qu’elle se nourrit de tempêtes. On me dit que les libraires n’ont jamais autant vendu de classiques, d’Iliade et d’Odyssée…
Les libraires, justement, appellent au secours…
Les bons tiendront, mais le modèle économique ne reviendra pas en arrière : la tendance est à la vente en ligne. J’ajoute que l’ère qui a vu les éditeurs utiliser les libraires comme banquiers prêteurs à zéro pourcent est terminée ! Ils ne pourront plus les inonder des livres à la tonne en attendant qu’ils les transforment en argent sonnant et trébuchant ! Avant c’était : « on vous noie chaque rentrée littéraire sous 700 bouquins de merde et débrouillez-vous avec ça pour que le système tourne ! » Tout ça, c’est sans doute terminé et je m’en réjouis pour la littérature ! Finies les dystopies faciles et les glorifications de l’anti-réalité que l’Occident chérit. Dans les pays dits de l’Est, qui ont connu l’URSS ou le nazisme, on a peut-être mieux compris que la littérature actuelle est en soi une dystopie qui génère des produits grotesques. La situation aujourd’hui est taillée sur mesure pour un Molière ou un Ionesco. Elle est absurde, risible !
« 95% des journalistes sont des encartés qui participent à la mascarade de l’information. »
Slobodan Despot
Vous allez même plus loin en greffant le poids de l’Histoire sur la littérature !
Les pouvoirs en place ont instauré un appareil de lavage de cerveaux très performant. Regardez la presse : 95% des journalistes sont des encartés qui participent à la mascarade de l’information. La seule bonne information émane des rares journalistes qui mettent leur vie et leur liberté à la pointe de leurs plumes, et qui n’ont peur ni de la prison ni de la mort… Je pense à Assange, bien sûr, mais aussi à un John Pilger et à toute une ribambelle d’anglo-saxons intrépides. Dans un autre domaine, ce n’est pas un hasard si le Pr. Didier Raoult est la seule figure émergente de cette crise, avec sa morgue, son indépendance, son sens pédagogique aussi. Il est la preuve que l’humain peut encore, seul, changer l’Histoire…
J’insiste : poursuivez sur l’Histoire…
Aujourd’hui, c’est le règne de la littérature de Weimar, de l’esthétique nombriliste des crépuscules, celle qui prépare l’avènement d’un nazisme… Je n’exagère pas. Le nazisme, c’est la normalisation sociale couplée au tout-technologique, le tout soudé par la traque systématique des boucs émissaires. Dites-moi ce qui le différencie de la situation actuelle ? Je ne dis pas cela par désespoir : je suis même curieusement optimiste. Le totalitarisme a suscité des réactions fortes. Il y a eu des Orwell, des Musil, des Klaus Mann, et puis Koestler, Zweig, Bernanos, Grossman et tant d’autres. La littérature-témoignage rebondira dans les prochaines décennies, sous une forme ou une autre. De grands auteurs dénonceront le vide fin de siècle actuel. Comme il y a eu un après-Huysmans au XIXe, lorsque la technologie a tout chamboulé, il y aura un après-Houellebecq quand se tournera la page du XXe !
Comment en est-on arrivé là ?
Les Trente Glorieuses ont préparé le terrain de cette « weimarisation » en cherchant à l’évidence à se débarrasser du témoignage humain, à le remplacer par le caquetage médiatique, le calibrage commercial des émotions et des thèmes et la toute-puissance de la bondieuserie universitaire. Mais, je l’ai dit, l’humain fera son grand retour avec, à la pointe du combat, des écrivains taillés pour l’histoire. J’aime et je connais très bien la culture russe : j’y vois déjà des signes encourageants de réaction, même s’il est de bon ton chez nos intellectuels de se limiter à la critique de Poutine. Avec lui, je sais que ça dérange, mais c’est incontestable, les Russes ont retrouvé un certain sens de la grandeur. Et puis, aussi, un rôle nécessaire de challenger qui oblige l’Occident à ravaler sa morgue et à s’interroger sur lui-même.
« Un auteur entièrement investi, qui a renoncé à toutes les concessions pour écrire ses vérités et parfois la vérité, eh bien cet auteur n’a pas besoin d’argent pour écrire, mais juste de temps et de paix intérieure. »
Slobodan Despot
De grands écrivains surgiraient donc dans un monde où le système les condamne à la plus grande pauvreté ? Vous y allez un peu fort, non ?
Ce que vous appelez la crise sanitaire nous a offert, à nous autres écrivains, le plus précieux des biens : le temps ! Un auteur entièrement investi, qui a renoncé à toutes les concessions pour écrire ses vérités et parfois la vérité, eh bien cet auteur n’a pas besoin d’argent pour écrire, mais juste de temps et de paix intérieure. Si je ne suis plus édité chez Gallimard, si ma lettre de réflexion est censurée, je ne serai même pas inquiet : je m’installerai à la campagne, en Serbie, et je paierai mes factures en fabriquant de l’alcool de prune et des fruits secs. En dehors de ça, qu’est-ce qui m’empêchera de mettre à profit la nuit pour écrire, d’autant que les miennes ont toujours été courtes ?
Vous êtes très sourcilleux s’agissant de la liberté des écrivains, alors les nouvelles pratiques des grands groupes d’édition doivent vous alarmer. Des auteurs importants évoquent même le retour de la censure…
Ne soyons pas naïfs ! La censure est aussi ancienne que le livre lui-même. Cette censure-là ne me gêne même pas : les écrivains de sang et les « mal-pensants » ont toujours su la contourner. Ce qui est plus grave, c’est l’autocensure que les auteurs contemporains développent eux-mêmes. Le poids des schémas de pensée et de narration que le système impose est tel qu’ils s’adaptent ou baissent les bras. Non, je vais être plus précis encore : il y a – tout le monde le constatera – un pacte de non-agression entre les auteurs médiatisés et la pensée dominante. Je reçois ainsi en Suisse des dizaines de manuscrits d’auteurs français, parfois très connus, parfois très bons, qui m’écrivent : « je vous l’envoie parce qu’il ne passera même pas le premier tri des maisons parisiennes ! » Oui, il y a une police de la pensée. Aux USA — et ceci arrive en Europe —, on engage des « lecteurs en sensibilité », pour vérifier si des fois un texte ne blesserait pas l’une ou l’autre des innombrables minorités vexées. Certains éditeurs vont préventivement vérifier sur Google le CV politique de leurs éventuels auteurs. Ces gens-là n’ont plus de courage : ils tremblent devant le pouvoir médiatico-judiciaire et font des cauchemars en imaginant une nouvelle affaire Millet ou Matzneff…
« Weimarisation » de la littérature, montée d’un nouveau nazisme, faiblesse et mollesse des écrivains, naufrage de la presse, incompétence des pouvoirs en place : Slobodan Despot chantre du complotisme ou du pessimisme fin de siècle ?
(Réd. : éclats de rire.) Je ne suis pas complotiste, je me borne à constater que la conjuration des imbéciles est éternelle. Dans mon action, je suis réellement optimiste. Parfois, je me dis que c’est parce que, psychanalytiquement, j’ai sans doute un problème d’incarnation. Je me sens flotter un peu au-dessus du sol, oh pas très haut, mais au-dessus quand-même… (Réd. : nouvel éclat de rire.) Le fait de ne pas avoir de lourds enracinements sociaux explique peut-être le fait que je subis moins les secousses du monde et que je peux réfléchir en toute liberté. Et cette réflexion, elle est très positive pour l’écrivain-éditeur-journaliste que je suis. Même si le monde où nous vivons aujourd’hui doit disparaître, il faudra tout de même que quelqu’un en consigne le récit.
En parlant de disparition, définitive cette fois, quel livre faudrait-il glisser dans votre cercueil ?
Une écriture qui me ferait me sentir moins seul et qui nourrirait toutes mes réflexions futures. Ça n’a peut-être rien d’original, mais je choisirais les Évangiles ! Ou peut-être tricherais-je en y ajoutant l’œuvre complète d’Albert Camus.
Et si vous aviez la chance de revivre la vie d’un autre écrivain ?
Camus encore ! Il a tout réussi, y compris sa sortie, ce qui est rare chez les écrivains ! J’aurais une petite hésitation avec un autre Nobel de littérature, Peter Handke, pour son côté reclus que j’envie souvent, pour sa liberté admirable et son style qui a distillé à la perfection tant de vérité. Mais si je veux être franc avec moi-même, la carrière d’un John Le Carré ou d’un Simenon m’enchanterait : passionner des millions de lecteurs tout en les éclairant sur la nature humaine, et en retirer l’aisance et l’indépendance… le rêve !